Je remercie ceux qui nous connaissent [ de près ou de loin ] de lire ces lignes sans les juger, mais en les gardant pour eux.
Ce texte est une transmission. Pour que mon fils sache. Pour qu’il comprenne que j’ai tenté de le protéger, autant que j’ai pu, de ce qui nous a abîmés. Il a été témoin de douleurs, et j’ai voulu de toutes mes forces que le cercle s’arrête avec nous. Ces lignes, c’est son héritage. Un repère silencieux dans les plis de notre histoire.
J’ai grandi avec une absence, là où beaucoup trouvent un refuge. Il y a des douleurs dont on ne revient jamais vraiment, des blessures d’une violence inouïe, trop lourdes, trop immenses pour être portées dans un silence sans fin. Personne ne sait vraiment ce que nous avons traversé, ce que nous avons supporté, ce que nous avons tu. Combien de fois la mort a plané, en menace silencieuse, suspendue dans l’air. Et pourtant, nous avons appris à marcher au bord de l’abîme, comme si de rien n’était.
Elle, on ne l’a jamais reconnue comme une victime, jamais prise dans les bras, jamais entendue. Même sa propre famille l’a rejetée, parfois jusqu’à remettre en doute la violence subie. Et pourtant, nous, on l’a vue. On a vu ce que le mal peut faire quand il vous habite. Alors sans le vouloir peut-être, sans s’en rendre compte, elle est devenue autre chose. Son esprit s’est recroquevillé, s’est emmêlé dans des schémas de survie, et la douleur, au lieu de s’éteindre, s’est déplacée.
Elle ne pouvait pas aimer, parce qu’on ne lui avait jamais appris. Elle n’a pas su protéger, parce qu’on ne l’avait jamais protégée. Elle a tout fait comme elle pouvait, mais c’est devenu une prison, un monde où tout était contre elle, et nous avec. Et nous, on avait juste besoin d’elle.
Moi, je viens tout juste de prendre conscience de ce qu’elle n’a pas pu être, de ce que j’ai toujours espéré, attendu, et que ça ne viendra jamais.
Elle a toutes les circonstances atténuantes du monde. Elle a souffert plus qu’on ne peut l’imaginer. Mais nous, on n’avait rien demandé. On voulait juste être aimées.
Et puis, il y a eu ceux qui se sont tus, ceux qui auraient dû poser un cadre, dire « ça suffit », mais qui ont préféré l’apaisement au courage. Ceux qui ont laissé faire, par fatigue, par peur ou par habitude. Ceux qui, au lieu de tendre la main, se sont effacés.🧡
Et plus tard, quand ce fut à mon tour de vaciller, quand j’ai cherché du soutien, quand j’ai crié pour qu’on me retienne, je n’ai trouvé que le vide, ou des regards qui jugent. J’ai fait des erreurs, j’ai blessé aussi, mais c’était le cri d’un cœur qui ne savait plus comment tenir. J’ai proposé qu’on comprenne ensemble, qu’on avance autrement. J’ai ouvert des portes vers des mots, vers une thérapie. Mais on n’a pas voulu me suivre. On n’a pas voulu essayer. On a fui. Et moi, j’ai espéré qu’on me voie, qu’on me reconnaisse enfin, mais on m’a laissée seule au bord du gouffre, seule avec mes larmes, mes tempêtes, et mon fils qu’on m’enlève une semaine sur deux. On m’a abandonnée à l’instant même où j’appelais à l’aide, comme si j’étais condamnée à revivre ce que je n’avais jamais choisi.
En prenant conscience de tout cela, je réalise l’ampleur de ce que nous avons vécu, pas les mêmes violences qu’elle, mais une autre forme, invisible, sourde, psychologique.
Et quand je regarde mon chemin, je me dis que j’aurais pu sombrer, que j’aurais pu mal finir. Moi aussi, j’ai senti le mal circuler dans mes veines. Mais j’ai voulu comprendre. Alors j’ai soigné. Pas entièrement, pas parfaitement, mais j’ai cherché à faire autrement. J’ai présenté des excuses, j’ai remis en question, tout ce qu’elle n’a jamais été capable de faire. Tout ce qui fait d’un humain, un humain.
Mon fils, je l’ai aimé pour deux, pour trois. Je l’ai aimé comme j’aurais voulu qu’on m’aime. Peut-être un peu trop, parfois. Mais j’essaie de m’ajuster, d’apprendre. Et quand je pense à tout ça, je me dis que ma résilience est exceptionnelle.
On ne s’en est pas toutes sorties aussi bien. Il y a des victimes sur ce chemin. Je voudrais pardonner, mais je n’y arrive pas encore. Je connais les circonstances atténuantes. Elles sont gravées en moi. Sinon, je serais partie depuis longtemps, sans jamais revenir.
Ma déception ne sera jamais vue. Parce que pour elle, je suis l’ennemie. Personne ne sait. Et peut-être que personne ne saura jamais. On a essayé de la soigner, de l’aider. Mais on s’est heurté à un système aveugle, qui donne plus d’espace aux bourreaux qu’aux naufragés.
Vous comprendrez peut-être, ou peut-être pas, ce texte, ces lignes. Mais cette prise de conscience d’avoir grandi sans mère, pas physiquement, mais psychiquement, c’est abyssal. Il fallait que ça sorte. Alors j’ai laissé les mots couler. C’est mon antidote.
Et nous, ses filles, avons grandi dans cette ombre. Aujourd’hui encore, tout semble normal, et pourtant, rien ne l’a jamais été.
Et à ceux qui pourraient penser « au moins, tu as encore ta mère » je veux dire ceci : Oui, elle est vivante. Mais ce que j’ai perdu, je ne pourrai jamais le trouver. On peut grandir orpheline d’un amour, même quand le corps est là. Je n’écris pas pour comparer les douleurs. J’écris pour poser des mots sur les absences invisibles.
Et si toi, en me lisant, tu comprends ce que je ressens, si quelque chose en toi fait écho, alors sache que je sais. Je sais ce que c’est. Et je te serre fort, en silence.
« À mes sœurs, celles qui ont traversé l’ombre à mes côtés : je vous porte en moi, toujours ️Et à toi, Papa… je sais que tu as fait comme tu as pu, même quand tu n’as pas su. Mais au fond, peut-être que tu as été le plus brisé d’entre nous.
»
